Le naufrage du Titan
Quelques remarques sur la prophétie
De Morgan Robertson
Et sur la voyance en général
Bertrand Méheust
Professeur de Philosophie
LA FIN TRAGIQUE DU TITANIC,
qui est en train de devenir la figure de l'hybris occidentale, s'alourdira d'un
poids mythique supplémentaire quand tout le monde connaîtra l'histoire qui va
être relatée.
Le
paquebot fonce à toute vapeur dans la nuit et le brouillard, quelque part au large
de Terre Neuve, au mois d'avril. Pour battre le record de la traversée, au
mépris de toute prudence. Le risque a été accepté: c'est qu'il s'agit d'un
navire révolutionnaire, qui cristallise tout ce que la technique humaine a
produit de plus avancé; notamment, ses caissons étanches sont censés le rendre
insubmersible. En pleine nuit, la vigie signale un iceberg droit devant. Mais
il est trop tard: le bateau heurte l'iceberg à pleine vitesse, et c'est la
catastrophe.
Le
Titanic ? Non pas, mais son précurseur
imaginaire, le Titan, figure de l'hybris victorienne, inventée par
l'écrivain américain Morgan Robertson. L'ouvrage fut publié aux Etats-Unis en
1989, soit 14 ans avant le naufrage du Titanic, sous le titre Futility,
et réédité en 1912, l'année même du naufrage, sous le titre The Wreck of the
Titan.
Morgan
Robertson, sur lequel nous reviendrons plus loin, a conçu son récit comme un
pamphlet contre la volonté dominatrice de la technique en général, et de
l'impérialisme britannique en particulier. Tous les détails de contexte sont
campés pour rendre haïssable et futile cette volonté de puissance ce qui mène
le monde, à toute vapeur, vers la catastrophe. Le Titan cristallise
toute la technologie, tout le savoir-faire humain en matière de construction
navale, il est le plus grand vaisseau jamais construit par l'homme, le plus
puissant, le plus rapide, et aussi le plus sûr.
Equipé de caissons étanches, il est présumé insubmersible. Ce
géant a été conçu pour assurer par tous temps, en toutes saisons, la traversée
de l'Atlantique Nord à une vitesse record. Au regard de cet argument
publicitaire les deux risques possibles (le choc avec un autre navire, ou avec
un iceberg) semblent un prix acceptable. En effet, si le navire heurte un autre
navire, il le coupera en deux sans grand dommage, étant donné sa asse, et les
assurances paieront; et s'il heurte un iceberg, il ne risque que des dégats
mineurs, étant donné la conception révolutionnaire qui le rend insubmersible.
C'est pourquoi la compagnie a donné comme consigne au capitaine de foncer dans
le brouillard à toute vapeur. Pour
les mêmes raisons on a négligé les canots de sauvetage: il ne se trouve à bord
que vingt-quatre chaloupes susceptibles d'embarquer cinq cents personnes. Le
navire a battu, lors de son voyage inaugural, le record de la traversée, au
retour de New York. La consigne a été donnée de forcer les machines pour battre
un nouveau record. Un premier drame se déroule au début du voyage, pendant la
nuit: un petit navire est coupé en deux par le Titan, qui n'a pu
l'éviter à cause de sa vitesse excessive. Mais le capitaine, qui obéit aux
consignes de la compagnie, ordonne que l'on poursuive la route sans chercher à
sauver les éventuels survivants. A cette heure tardive, le drame est passé
inaperçu des passagers, mais il n'a pas échappé à quelques membres de
l'équipage. Ces derniers sont convoqués dans le bureau du capitaine, qui achète
leur silence. Mais l'un d'eux refuse ce marché. Il s'agit d'un ancien
capitaine, qui déclassé, redevenu simple matelot à la suite d'une histoire
d'amour qui l'a fait tomber dans l'alcoolisme. L'homme, qui n'a plus rien à
perdre, veut racheter l'échec de sa vie par une action d'éclat. Panique du
capitaine, qui finit par trouver le point faible: à ce témoin récalcitrant, on
va fournir du whisky à volonté, pour qu'à l'arrivée en Angleterre, il ne soit
plus qu'une loque incapable de témoigner. Pendant ce temps-là le Titan
s'achemine à toute vapeur vers son destin. Pour éviter que Rowland, le témoin
gênant, ne soit au contact des passagers, on l'a envoyé à l'avant du vaisseau.
Là, quelques minutes avant la collision, on le voit discuter avec un officier
du rafraîchissement subit de l'air, signe de la proximité de champs d'icebergs,
dans une scène qui évoque irrésistiblement un moment intense du film de James
Cameron (Titanic, 1998). Et ce qui suit ne l'évoque pas moins. Hurlement
de la vigie: "Ice ahead. Iceberg, Right under the bows!".
Manuvre désespérée. Mais il est trop tard, le choc est inévitable; lancé à la
vitesse de vingt-quatre nuds, le géant glisse sur une sorte de plan de glace
incliné, sa proue s'élève; puis il bascule et se couche sur le côté. Les
chaudières explosent, entraînant dans une mort atroce tous ceux qui travaillent
dans les soutes. Seulement deux barques pourront être mises à la mer. Le
lendemain, la presse mondiale se déchaîne: l'invincible Titan, l'orgueil
de la marine britannique, a coulé lors de sa troisième sortie, entraînant dans
la mort presque tous ses passagers
Ce
récit, évidemment, coupe le souffle, et on cherche d'abord à en savoir plus sur
la personnalité de l'auteur. Ce qui n'est pas chose facile, car, comme il
fallait s'y attendre, sa biographie s'est trouvée quelque peu auréolée de
légende. Ainsi, la rumeur a couru qu'il était mort sur le Titanic ! Mais l'histoire,
si l'on peut dire, est trop belle pour être vraie. Morgan Robertson est mort en
1915, soit trois ans après la catastrophe; et comme son roman a été réédité en
1912, l'année du Titanic, il a sans doute été questionné sur sa
prophétie. C'est probablement à cette occasion qu'il s'est expliqué sur son
procédé d'écriture. Robertson avait, semble-t-il, la particularité d'écrire
parfois dans un état médiumnique. C'est dans un état de transe qu'il aurait eu
la vision d'un navire gigantesque, sur la coque duquel figurait le nom Le
Titan. Je livre cette information sous toute réserve, n'ayant pu la
vérifier par moi-même, et
parce que, si elle est exacte, elle a, selon toute vraisemblance, été obtenue
de l'auteur après le naufrage du Titanic, ce qui permet de
suspecter une réélaboration postérieure. Mais revenons-en à la vie de l'auteur.
Morgan Robertson est né en 1861 à Oswego, dans l'Etat de New York. Dès l'âge de
seize ans, après le lycée, il devient marin et travaille dans la marine
marchande de 1877 à 1886. Par la suite, il trouve un emploi dans une
bijouterie; mais des problèmes de vue l'obligent à abandonner ce travail et à
se consacrer à l'écriture. Il devient un spécialiste de la nouvelle et du roman
maritimes. Bien qu'autodidacte, il possède une solide culture, et une puissante
capacité d'expression et de réflexion, dont témoignent ses écrits. C'est
visiblement un marginal, un homme révolté contre la société de son temps, qui
passera toute sa vie dans les difficultés matérielles, et, à ce propos, il
semble que Rowland, le personnage principal de Futility, soit en partie
autobiographique. Une certaine reconnaissance lui viendra sur le tard, avec la
publication de ses uvres complètes, alors qu'il est devenu presque aveugle. On
le trouvera mort dans un hôtel miteux d'Atlantic City, le 24 mars 1915, assis
dans un fauteuil faisant face à la mer.
Essayons
d'interroger ce qui est donné par l'éditeur comme une prophétie. Il y a au moins
une hypothèse que l'on peut exclure d'emblée, c'est que les constructeurs du Titanic
se seraient inspirés du roman de Robertson pour nommer leur navire ! Ceux qui
savent à quel point les milieux maritimes sont superstitieux souriront de cette
idée saugrenue. De toute évidence, les constructeurs du Titanic n'ont
jamais entendu parler du roman de
Robertson, dont l'auteur, à la fin du siècle, reste à peu près inconnu. Et
s'ils en avaient entendu parler, ils auraient appelé leur navire autrement.
S'il y a une explication simple, il faut la chercher ailleurs.
La
"prophétie" de Robertson semble encore plus frappante quand on
récapitule les circonstances des deux naufrages, et les ressemblances entre le Titanic
d'acier et son doublon imaginaire.
1)
Les noms des navires.
2)
Les cause lointaines, psychologiques et culturelles, du
drame: l'orgueil technicien fausse le jugement; on fonce dans le brouillard
pour battre un record, au mépris des règlements et de la pludence la plus
élémentaire.
3)
Les lieux:
l'Atlantique nord, au large de Terre Neuve. L'époque de l'année: une nuit
d'avril. La cause immédiate: la collision avec un iceberg. La cause des pertes
humaines: le manque de chaloupes de sauvetage. Et la coïncidence est encore
plus frappante quand on prend en compte les caractères techniques des deux
navires.
|
Le Titan
|
Le Titanic
|
Passagers et équipage
|
3
000
|
2
207
|
Chaloupes
|
24
|
20
|
Tonnage
|
75
000
|
66
000
|
Longueur (mètres)
|
240
|
228
|
Vitesse de l'impact (nuds)
|
25
|
23
|
Hélices
|
3
|
3
|
Mais
regardons-y de plus près. Robertson, qui, on l'a vu, a été marin, est
solidement documenté. Aussi, quand il décrit le Titan, il utilise les
projets techniques de son temps. Le Titan incarne le sommet de la
technologie de 1898, le sommet de la démesure réalisable; probablement mis en
chantier quelques années après la publication du roman, vu les délais de
construction, le Titanic concrétise les plans des ingénieurs de la fin
du XIXè siècle. L'affaire des chaloupes manquantes, si frappant à première vue,
l'est moins quand on se dit qu'assez vraisemblablement c'était une pratique de
l'époque de n'embarquer que le nombre de canots de sauvetage exigé par la loi,
pour gagner de la place, et que cette pratique a été relevée et stigmatisée
dans le cas du Titanic, tout simplement parce qu'il y a eu naufrage. Que
le vaisseau soit britannique n'a rien d'étonnant; à l'époque de Victoria l'Angleterre
est la première puissance mondiale et domine les mers. D'autre part, où mettre
en scène un vaisseau si révolutionnaire, si ce n'est sur la ligne de
l'Atlantique nord, où le trafic est le plus important? Et comme l'iceberg est
le seul obstacle capable de venir à bout d'un navire présumé insubmersible,
comme d'autre part il incarne au mieux, face aux entreprises futiles des
hommes, la permanence de l'implacable réalité cosmique, il faudra que le Titan
heurte un iceberg. De ce fait, la rencontre fatale ne pourra avoir lieu qu'au
large de Terre Neuve; de nuit, pour fournir l'absence de visibilité; et au mois
d'avril, parce que c'est l'époque où les icebergs se détachent de la banquise.
Que, par ailleurs, sur le pont du Titanic comme sur le pont du Titan,
on ait discuté, quelques minutes avant la catastrophe, du refroidissement de
l'atmosphère imputable à d'éventuels icebergs, est précisément ce à quoi on
doit s'attendre puisque les icebergs n'ont pas pour propriété connue de
réchauffer l'atmosphère. Reste un point intrigant, le nom des deux vaisseaux. A
première vue la coïncidence est si frappante qu'elle nous fait changer d'ordre
de probabilité, et semble accréditer la thèse de la prophétie. Pourtant, quand
on y réfléchit, on reste ici encore dans les limites de la simple raison - même
si c'est, pour plagier le capitaine Haddock, aux bords de ses limites. En
effet, c'est l'imaginaire de l'hybris qui meut la catastrophe imaginaire
comme la catastrophe réelle; et, pour incarner l'hybris prométhéenne, quoi de
plus indiqué qu'un Titan ?
C'est ici le lieu d'examiner un
point particulièrement intrigant, qui semble nous mener aux portes de la
voyance, à savoir l'état médiumnique dans lequel l'auteur aurait entrevu le Titan.
N'a-t-on pas alors affaire à la vision d'un événement futur captée à la faveur
de la transe ? Ce nouvel élément est troublant; mais, à supposer que ce récit
soit fiable, il ne permet toujours pas d'enlever la décision, de façon nette,
en faveur de la voyance prophétique; il prouve seulement que l'auteur, dans
son état second, a su capter l'imaginaire de l'hybris qui travaillait son
temps, qu'il a su l'incarner, aller jusqu'au bout de sa logique. Cela
impliquerait , en quelque sorte, une harmonie préétablie, entre l'imaginaire
capté et mis en scène par l'auteur, et l'imaginaire qui a poussé tous les
acteurs de la catastrophe aux imprudences que l'on sait. Ce qui nous semble
relever de la voyance ne serait, dans le cas qui nous concerne, rien d'autre
qu'un processus de mise en récit, qui s'exprimerait, à la fois dans la
création de fictions, et dans la réalité concrète, chez tous les acteurs
involontaires du drame de 1912. Si la fiction mythique est modelée par les
contraintes du réel, la réalité historique, en retour, serait structurée par la
fiction. Ce qui nous semble relever d'une accumulation hautement improbable de
coïncidences serait mû par cette logique sous-jacente.
Arrivé à ce point, une petite
parenthèse s'impose. A la fin du XIXè siècle, où la question des recherches
psychiques attire des esprits pénétrants, un des thèmes de discussion qui
revient souvent est de trouver les critères qui permettent de distinguer la
voyance, au sens fort, de ses contrefaçons, au sens intentionnel comme au sens
non intentionnel du terme. Le but de ces discussions n'est pas, comme on ne
manquerait pas de le faire aujourd'hui, de jeter la voyance aux orties, de la
réduire intégralement, mais de commencer par déblayer ce qui passe indûment
pour de la voyance. A ces fins on recense systématiquement les conditions,
avérées ou plausibles, dans lesquelles des expériences psychiques peuvent se
donner de façon irrésistible, pour ceux qui les vivent comme pour ceux qui les
étudient, comme relevant de la voyance. Certains chercheurs sont allés très
loin dans ce sens, comme Nicolas Vaschide ou Julian Ochorowicz.
Pour rendre compte d'une partie des récits où la voyance semble impliquée, ils
avaient forgé le concept auquel j'ai eu recours plus haut, celui de
"l'harmonie psychique préétablie". Pour prendre un exemple simple, il
y a harmonie psychique préétablie quand deux personnes qui se connaissent se
trouvent en même temps exprimer des contenus mentaux analogues, ce qui donne
l'impression d'une communication de pensée alors qu'il y a seulement
développement parallèle d'une même logique, à partir d'un terrain d'expérience
commun. En déblayant ainsi le terrain, les métapsychistes voulaient dessiner
avec plus de netteté ce que l'on devait attendre d'une expérience pour que
l'hypothèse de la voyance faible par préharmonie psychique puisse être exclue
radicalement. A tort ou à raison (mais, à mon avis, à raison), ces chercheurs
affirmaient avoir réussi de telles expériences. J'en donnerai deux exemples.
En 1925 le prix
Nobel Charles Richet expérimente à l'Institut métapsychique sur un sujet, le
fameux Ludwig Khan, dont la spécialité est de lire un texte écrit dans un
billet plié en huit, scellé par la gomme, et serré dans la main de
l'expérimentateur. Toutes les précautions concevables semblent avoir été
prises, et la cryptesthésie paraît incontestable, mais le biologiste est
néanmoins pris d'un doute: il se demande si le nombre des observateurs, se
gênant mutuellement, au lieu de favoriser le contrôle, n'aurait pas au
contraire contribué à le desserrer: et, pour en avoir le cur net, il convoque
Ludwig Kahn chez lui, afin de le tester seul à seul, dans le silence de son
cabinet de travail. L'expérience est simple. Il interdit au voyant de
l'approcher à moins de deux mètres, lui demande de passer dans une autre pièce,
et, seul dans sa bibliothèque, il écrit quatre phrases sur quatre papiers
différents, qu'il plie en huit. Il met l'un des billets sous un cahier posé sur
son bureau, il brûle entièrement le second à l'aide d'une allumette, et tient
les deux autres pliés dans ses mains fermées. Le métagnome est invité à entrer,
à se tenir environ à deux mètres, et à ne pas approcher davantage. Sans
hésiter, Ludwig Kahn donne le texte tenu dans la main gauche (Virgilius Maro),
celui tenu dans la main droite, moyennant une faute (Vérité aux Parénées
au lieu de Vérité aux Pyrénées); celui qui se trouve sous le cahier (En
avant); celui, enfin qui se trouvait sur le papier brûlé, mais après une
courte hésitation (Shocking). A aucun moment Ludwig Kahn n'a touché les
papiers, ni eu de contact avec l'expérimentateur. L'expérience est renouvelée
par Madame Richet, sous la surveillance de son mari, avec les mêmes
précautions. Les quatre textes sont écrits pendant que le sujet se trouve dans
la pièce voisine; l'un d'eux est réduit en cendres. Ludwig Kahn lit les textes:
La modestie rehausse le talent; le silence est d'or; le chien est l'ami de
l'homme. Il hésite, à nouveau, pour le billet brûlé, puis donne le texte
avec une petite erreur: Qui veut voyager loin ménage sa mouture (au lieu
de monture). Pour Charles Richet il n'y a pas de tour possible, étant donné les
conditions de l'expérience, la cryptesthésie est donc ici indiscutable.
L'idée que Ludwig Kahn aurait pu restituer des textes si improbables par
"harmonie psychique préétablie" paraît inacceptable. En effet, chacun
de ces textes, pris séparément, semble déconnecté de tout cheminement commun
entre les deux hommes, qui ne se connaissaient pas. Que Ludwig Kahn ait réussi,
huit fois de suite, à capter ces textes improbables nous arrache à l'hypothèse de
la voyance faible, car aucune logique ne les relie entre eux - sauf, peut-être,
qu'ils appartiennent au répertoire des proverbes et des sentences. Des esprits
exigeants feront peut-être remarquer qu'il y a ici une esquisse de logique, et
que le métagnome pourrait avoir eu l'intuition que c'est dans ce répertoire
qu'il fallait piocher. L'objection me semble faible, car Charles Richet n'a
évidemment annoncé les résultats qu'après la série des épreuves; et, quand bien
même il aurait commis l'erreur de les annoncer les uns après les autres, et à
supposer que le premier succès ait suggéré à Ludwig Kahn de viser le répertoire
des proverbes, de là à tomber sur "Virgilius Maro" ou sur
"Vérité aux Pyrénées", et à réussir ce coup de chance huit fois de
suite, il y a, on en conviendra, un abîme ! Mais enfin, admettons que les
Richet ont commis une erreur en prenant leurs phrases-cibles dans le registre
des sentences, et prenons l'exemple d'un autre voyant réputé, le fameux
Ossowiecki. Par exemple, parmi bien d'autres expériences de ce genre, on remet
à Ossowiecki un papier glissé dans un tube de plomb. Les parois du tube ont
trois centimètres d'épaisseur, et son ouverture est obturée par une soudure.
Aucune des trois personnes qui assistent à l'expérience ne sait ce qu'il y a
dans le tube. Ossowiecki dit: "Un dessin, un homme qui a de grandes
moustaches. Pas de nez. Il a un habit militaire. Il ressemble à Pilzudski. Cet
homme n'a peur de rien, c'est comme un chevalier". C'est exactement
ce que représente ce dessin, et, en dessous, il y a la légende suivante: Le
chevalier sans peut et sans reproche. Charles Richet remarque qu'invoquer
le hasard ou la supercherie dans une telle expérience est absurde.
Or, la prophétie de
Morgan Robertson ne nous offre rien de comparable. Il n'y a rien, parmi les
coïncidences qui ont été examinées, y compris le nom des navires, qui ne relève
du déploiement d'une logique imaginaire croisée à des contraintes du réel.
Si mon raisonnement
est exact, la "prophétie" de Morgan Robertson, aussi étonnante
soit-elle, n'est donc qu'un cas apparent de prophétie; elle relève du
développement d'un même imaginaire, à la fois dans la fiction, et dans la
réalité vécue; elle relève de la "voyance faible" et non de la
"voyance vraie". Ou plutôt, faute de pouvoir, de façon irréfutable,
arracher cette coïncidence au registre de la voyance faible, nous devons, par
économie, considérer qu'elle en illustre les processus.
Une remarque pour conclure.
Pour la pusillanimité qui caractérise le monde intellectuel d'aujourd'hui, il
va de soi que tous les faits allégués doivent pouvoir se réduire au registre de
la voyance faible, et que c'est déjà un manque de savoir-vivre épistémologique,
une marque de goujaterie, que d'envisager la simple possibilité de la voyance
forte, ou vraie. L'anthropologie, pour ne pas avoir à aborder ce point, a
développé des stratégies d'évitement dont la stabilité ne cesse de croître. Ce
n'est pas du tout dans cet esprit de réduction masquée que j'ai examiné la
prophétie de Morgan Robertson. Je tiens au contraire qu'il y a des faits de
voyance forte, même si ces faits sont rares: et que l'hypothèse de la voyance
forte est indispensable pour dynamiser la pensée, pour lui éviter de se clore
sur elle-même. L'hypothèse de la voyance vraie fournit à la réflexion une
sorte de cas de figure limite, un horizon, sur le fond duquel se
découperont, deviendront visibles, des processus mentaux comme celui que nous
venons d'examiner.
Bertrand MéHEUST Professeur de Philosophie